En tant qu’employeur, êtes-vous obligé de mettre en place un système d’enregistrement du temps ? Le 21 mai 2020, la Cour du Travail de Bruxelles a rendu un arrêt notable : l’employeur est tenu de mettre en place un système objectif, fiable et accessible qui enregistre le temps de travail quotidien de chaque travailleur.
Par ailleurs, le télétravail massif et la nouvelle façon de travailler ravivent également le débat sur la flexibilité. Acerta a joint le geste à la parole et a invité les experts suivants :
- Piet Vandenbergh, conseiller juridique en droit du travail à la CSC
- Kris De Meester, premier conseiller au Centre de compétence Emploi et Sécurité sociale à la FEB
- Elke Van Hoof, prof. dr. en psychologie clinique à la VUB
- Erik Prieels, Head of Human Resources/Organisation/Compliance chez Audi Brussels
- Sarah De Groof, Senior Legal Consultant Acerta et professeur suppléant à la KU Leuven
- Kathelijne Verboomen, directrice du Centre de connaissances Acerta et modératrice de service
Charge de la preuve revenant à l’employeur
Si nous voulons mieux comprendre l’arrêt du 21 mai 2020 – survenu après qu’une travailleuse licenciée a réclamé du salaire pour 34 heures supplémentaires, même si elle n’avait aucune preuve pour cela –, nous devons d’abord revenir sur l’arrêt du 14 mai 2019, prononcé par la Cour européenne de justice. Ce dernier dispose que les États membres doivent veiller au respect des périodes minimales de repos et de la durée maximale du travail en prenant les « mesures nécessaires ». La Cour du Travail de Bruxelles a par conséquent jugé qu’il n’incombe pas au travailleur de prouver le temps de travail, mais à l’employeur.
Accent sur la sécurité et la santé des travailleurs
Si les directives ont été mises en place dans le cadre de la rémunération et du paiement de prestations ? Eh non. Kris De Meester explique : « Les directives n’en disent pas long sur le temps de travail. Je dirais même plus : elles se concentrent sur les périodes de repos. Ainsi, elles reprennent notamment les congés annuels et les pauses auxquelles les travailleurs ont droit. En ce qui concerne le temps de travail, il est uniquement dit que vous ne pouvez pas faire travailler vos collaborateurs plus de 48 heures sur base hebdomadaire. »
L’angle de départ est donc la sécurité et la santé des travailleurs. Selon Kris De Meester, les directives ne permettent pas de déduire qu’un enregistrement du temps généralisé serait obligatoire. Comment donc mettre en place une organisation permettant aux travailleurs de donner le meilleur d’eux-mêmes ?
Enregistrement du temps : faire de nécessité vertu
Essayez de trouver un système universel pour de grandes organisations telles qu’Audi Brussels. C’est quasiment impossible, avec des « catégories » de travailleurs différentes, qui sont encore une fois actifs au-delà des frontières nationales. Pour Erik Prieels, c’est donnant donnant : « Tout travailleur, qu’il s’agisse d’un ouvrier ou d’un employé, peut suivre sa propre forme de flexibilité. D’une part, l’employeur doit payer des prestations ; d’autre part, l’enregistrement du temps donne au travailleur la possibilité d’arrêter de travailler un peu plus tôt, s’il a travaillé un peu plus longtemps un autre jour. »
Plus d’autonomie du côté des collaborateurs
Si cela ne tenait qu’à Elke Van Hoof, nous devrions nous concentrer davantage sur la récupération, et moins sur les prestations. « En tant qu’employeur, vous devez créer le meilleur contexte possible pour votre travailleur afin de donner, à partir de là, de la viabilité à votre organisation et de faire croître votre entreprise. Par ailleurs, il règne une grande ambiguïté des rôles, ce qui embarque travailleurs et employeurs dans des discussions animées, l’enregistrement du temps étant souvent avancé comme une solution. Il est toutefois plus intéressant de miser sur une politique de bien-être intégrée. »
Selon Sarah De Groof, les horaires de travail glissants redonnent un peu de « pouvoir » aux travailleurs. « Il faut donner de l’autonomie au travailleur. Comment veiller à cette autonomie ? Pas en imposant un maximum de limites. Cela ne cadre pas avec l’état d’esprit actuel. La pure mesure du temps fonctionnait en 1990, mais plus maintenant. L’objectif sous-jacent de santé et de sécurité demeure en revanche pertinent.
Bien entendu, tout dépend de l’individu : certains travailleurs sont plus heureux avec l’enregistrement du temps ; d’autres se sentent restreints. « Le temps de travail est pour moi un moyen, le bien-être l’objectif. Sur le plan législatif, les employeurs peuvent faire usage de l’exception à la directive : le statut du collaborateur autonome. »
Confiance mutuelle et leadership flexible
Kris De Meester trouve que la conciliation du besoin de flexibilité, aussi bien de l’employeur que du travailleur, est une bonne chose. Mais il faut aller plus loin : « Vous devez trouver un équilibre entre les aspirations de l’individu et celles de votre entreprise. Exploiter l’enregistrement du temps de manière généralisée ne s’intègre pas ici. »
En ce qui concerne le coronavirus, la crise a déjà valu pas mal de cheveux blancs à Erik Prieels, mais elle est aussi source d’inspiration : « Nous avons dû étendre notre politique de télétravail d’une manière extrêmement flexible. Le cadre est à présent là, tout comme la confiance mutuelle. Tandis que le management était autrefois relativement méfiant à l’égard du télétravail, nous avons travaillé d’arrache-pied à notre culture d’entreprise. Je suis favorable à la combinaison de la flexibilité collective qu’une grande entreprise attend avec la flexibilité individuelle à laquelle le travailleur aspire. Et ce non seulement en période de coronavirus, mais tout au long de la carrière. »
Time management versus energy management
Piet Vandenbergh adhère au point de vue d’Erik Prieels. Mais comment transposer cela en législation ? « L’une des raisons de la complexité de la loi sur le travail est qu’elle est axée sur plusieurs “cas”. En fin de compte, il en résulte une espèce de dragon à sept têtes, aux nombreuses possibilités. Nous voulons dans tous les cas nous assurer de ne pas laisser la situation aller à la dérive et d’au moins assurer un suivi. J’espère qu’il existe maintenant des outils », déclare Piet Vandenbergh.
Sarah De Groof ajoute : « La décision de la Cour concerne surtout une situation que l’employeur a laissé aller à la dérive. Il faut agir. Il faut concilier la réalité juridique et les faits, sachant que dans des cas extrêmes, un travailleur contrarié pourrait exiger une revendication. Je suggère de ne pas agir de la même façon pour tous. Pour finir, il ne s’agit pas de time management, mais d’energy management, et de trouver un juste milieu entre l’équilibre vie professionnelle-vie privée de vos travailleurs et le volet juridique. Créez par exemple une sorte de plan cafétéria pour le temps : un travailleur veut plus d’autonomie, tandis que l’autre n’est pas vraiment favorable à des horaires de travail glissants. »